JUSTICE POLITIQUE

JUSTICE POLITIQUE
JUSTICE POLITIQUE

Les différentes «justices» (civile, commerciale, pénale, etc.) sont fondées sur un concept unique propre à la communauté qui est considérée. Les principes directeurs qui les sous-tendent sont identiques; seul, l’objet différent qu’elles poursuivent explique certaines spécificités d’organisation et de fonctionnement.

De même, les éléments spécifiques de la justice politique (qualité des justiciables, nature de l’infraction et, éventuellement, de la juridiction) ne sauraient la dissocier du contexte dans lequel elle s’exerce; les fonctions mêmes de la justice politique la rattachent étroitement à la communauté dont elle émane: la justice politique est, en effet, la justice rendue à l’égard des actes ou des intentions portant le plus gravement atteinte, soit à la structure socio-économique, soit au régime politique, soit au personnel politique de la communauté; les justiciables sont les hommes au pouvoir, ou les citoyens qui se dressent contre le pouvoir. Ainsi la justice politique a pour mission, soit de freiner le pouvoir en mettant en jeu la responsabilité pénale de ceux qui en ont l’exercice, soit de le renforcer en réprimant les actes d’opposition.

Elle joue, de ce fait, le rôle de «révélateur» du niveau de civilisation atteint par la société politique. Elle est une justice de crise; or, à chaque état de tension, la réalité fait éclater les apparences: le droit de la justice politique constitue un miroir fidèle des institutions politiques et sociales, des mœurs et des idéologies, et du sens de leur évolution. Il reflète en particulier les idées fondamentales qui, à une certaine époque et dans une société donnée, régissent les rapports tant de l’individu vis-à-vis du groupe social que des classes et couches sociales entre elles.

La justice politique fait apparaître la nature et le mouvement profond du droit lui-même. Comme l’a dit Rudolf von Ihering, «le droit est lutte ». Produit d’une lutte, le droit de la justice politique en est aussi l’instrument; ainsi, il est particulièrement sensible à tout ce qui affecte le présent d’une société ou menace son avenir. Il constitue souvent un droit «d’avant-garde», c’est-à-dire un secteur juridique dont l’esprit et la lettre expriment, avant les autres, l’orientation profonde de tout le système politique de la société considérée. Sous l’empire de la nécessité sociale s’élabore une législation faite de retouches successives allant, soit dans le sens d’une restriction, soit dans le sens d’une promotion des droits individuels. En effet, le droit de la justice politique est dynamique: l’étude historique et la simple observation des sociétés contemporaines démontrent que l’organisation et le fonctionnement de la justice politique sont soumis à de fréquentes modifications résultant de multiples facteurs (tels que le niveau de développement et le type de structure socio-économique et culturelle, l’état de consensus ou de rupture idéologique, les traditions nationales autocratiques ou démocratiques, le contexte international, etc.). Cependant, le droit de la justice politique n’est pas un simple reflet passif: il constitue lui-même une source du dynamisme des facteurs dont il résulte. Ainsi, la justice politique est un phénomène socio-juridique en relation constante avec un ensemble d’éléments des plus divers, ce qui explique les profondes distorsions constatées entre la justice politique des États libéraux et celle des États socialistes ou bien entre celle des pays en voie de développement et celle des pays hautement industrialisés.

Au-delà de cette diversité, il est cependant possible de dresser une typologie des juridictions chargées d’assumer la justice politique, d’analyser ses fonctions essentielles et sa portée pratique.

1. Les différents types de juridictions compétentes

D’un régime à un autre, d’un État à un autre, la structure organique de la justice politique se différencie. L’organisation des juridictions compétentes en matière politique, en effet, traduit les conceptions qui fondent les institutions politiques. Ainsi, la reconnaissance de la souverainetè nationale ou populaire fait de la justice une émanation de la nation ou du peuple; par là même, en bonne logique, la justice s’exprime par des représentants de la nation ou du peuple, ou par le peuple lui-même. L’institution du jury, qui a parfois été constitutionnalisée, au-delà des variations possibles de son mode de recrutement, peut permettre cette expression. Au contraire, la répudiation des théories démocratiques de la souveraineté ou leur relégation au niveau des principes abstraits, qui affaiblissent le plus souvent l’effectivité du pouvoir législatif composé de représentants de la nation ou du peuple, entraînent la suppression du jury ou l’altération de son fonctionnement.

Ces relations ne sont cependant pas mécaniques: c’est ainsi qu’un régime nouveau qui s’installe peut être conduit, en raison de sa faiblesse, à fonder son appareil de justice politique sur des principes contraires appliqués sous le régime antérieur; un régime déclinant et menacé peut également tendre à mettre en place une structure de répression reniant par sa nature même les principes qui sont censés être défendus.

Il demeure néanmoins qu’il y a, en règle générale, une relative identité entre institutions et juridictions politiques. De même, les règles organiques et fonctionnelles de ces juridictions sont déterminées dans une certaine mesure par deux éléments: le caractère constitutionnel ou extra-constitutionnel de la juridiction et la nature des relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

Juridictions politiques constitutionnelles

La fonction d’assurer la justice politique est parfois confiée à une juridiction par les dispositions de la Constitution elle-même. Ces juridictions constitutionnelles peuvent être de deux types.

En premier lieu, la Constitution peut instituer une juridiction spéciale, distincte des organes politiques créés par elle.

Cette juridiction ne se confond pas, en général, avec la plus haute juridiction judiciaire, mais parfois cette Cour spéciale constitutionnelle comprend un certain nombre de magistrats professionnels, souvent membres du tribunal suprême de droit commun. Ils constituent l’élément technique jugé nécessaire au bon exercice de la justice, fût-elle politique. En plus de ces magistrats, choisis par le gouvernement ou par le tribunal même dont ils sont issus, peuvent être désignés des représentants des grands corps de l’État, choisis le plus souvent par le pouvoir exécutif, ou des membres des assemblées élues, désignés par le pouvoir législatif lui-même ou tirés au sort.

Les magistrats professionnels peuvent être remplacés en totalité par des membres d’une ou plusieurs assemblées élues. La Haute Cour de justice française instaurée sous la Troisième République était dans ce cas. Des quinze membres de la Cour de justice de la République qui l’a remplacée en 1993 pour juger des crimes et délits imputables aux membres du gouvernement, le président et deux autres membres sont magistrats du siège à la Cour de cassation.

Le droit de saisine de cette juridiction spéciale revient normalement soit à l’exécutif soit au législatif. Mais la répugnance avérée des politiques à permettre une action contre l’un des leurs a conduit en France à confier depuis 1993 le soin de saisir la Cour de justice, d’office ou sur requête de tout plaignant, au procureur général près la Cour de cassation.

En second lieu, la Constitution peut attribuer l’exercice de la justice politique à un corps politique. Ce type d’organisation constitutionnelle est propre au bicamérisme. En effet, si une disposition constitutionnelle prévoit qu’une assemblée législative puisse se constituer en juridiction législative, la nécessité de ne pas paralyser la fonction législative par une fonction juridictionnelle complémentaire suppose l’existence d’une seconde assemblée qui permet, par ailleurs, de séparer la mise en accusation et le jugement. C’est la Chambre haute qui, de par sa composition plus stable, assure cette fonction juridictionnelle.

Le fait de confier totalement au pouvoir législatif l’exercice de la justice politique est une reconnaissance de son rôle de contrôle de l’activité du pouvoir exécutif. La responsabilité pénale individuelle des membres du pouvoir exécutif prolonge en effet la responsabilité politique collective du cabinet ministériel. La source de cette double responsabilité est la même: c’est le caractère représentatif des assemblées élues.

Mais, loin de constituer toujours un rouage préétabli permettant et facilitant le fonctionnement des mécanismes constitutionnels, les juridictions politiques peuvent n’être que des réponses, a posteriori et temporaires, à des circonstances exceptionnelles.

Juridictions politiques extra-constitutionnelles

Les juridictions politiques peuvent devoir leur existence à une simple loi ordinaire ou à un acte émanant du pouvoir exécutif alors même que les lois constitutionnelles sont silencieuses et parfois même limitent l’utilisation des tribunaux d’exception.

Ces tribunaux d’origine extra-constitutionnelle sont de deux types. Certains sont qualifiés de «juridictions d’exception» par l’acte juridique même qui les crée; d’autres, au contraire, sont considérés comme des juridictions d’exception «camouflées».

L’acte juridique qui établit les tribunaux politiques «d’exception», qualifiés expressément comme tels, peut émaner, soit des assemblées élues, soit des autorités gouvernementales. Ces juridictions sont, quoi qu’il en soit, très étroitement liées au pouvoir qui les a instituées.

Cette liaison est obtenue essentiellement par la composition des tribunaux qui est assurée en totalité par le pouvoir originaire. Dans la mesure où le pouvoir exécutif ou le pouvoir législatif ont une compétence discrétionnaire pour choisir et nommer, en plus du ministère public, les juges ou les jurés, la juridiction devient objectivement un instrument de ce pouvoir, quels que soient les autres moyens de contact entre le pouvoir et le tribunal. De même que l’apparition de ces juridictions peut refléter certains déséquilibres entre les pouvoirs, leur fonctionnement influe sur ce déséquilibre et a tendance à renforcer l’efficacité du pouvoir originaire. Cette efficacité est accentuée par l’association fréquente du pouvoir militaire à la justice politique. Les tribunaux d’exception extra-constitutionnels sont en effet composés, tout au moins en partie, d’officiers nommés par le pouvoir civil mais représentant néanmoins le pouvoir militaire au sein de la juridiction.

Parfois, le pouvoir militaire se substitue totalement au pouvoir civil dans l’exercice de la justice politique. Les tribunaux militaires exercent, au moins temporairement, une fonction de juridiction politique d’exception, tout en conservant l’apparence de juridictions chargées de réprimer des infractions déterminées de caractère non politique. Ainsi sont préétablis des tribunaux dont l’activité en temps ordinaire est spécifiquement limitée, mais dont le pouvoir politique étend la compétence à des infractions de caractère politique, en cas de circonstances exceptionnelles qu’il définit lui-même. Ces juridictions politiques d’exception «camouflées» peuvent se substituer ainsi aux juridictions de droit commun sans que le pouvoir ait besoin de créer de toutes pièces des tribunaux politiques.

Un appareil de justice politique d’exception se trouve ainsi souvent préétabli pour doubler l’appareil de justice de droit commun, en cas de «défaillance ou d’insuffisance», de même qu’une légalité parallèle d’exception double en permanence la légalité des «circonstances ordinaires». Cette justice politique camouflée est à la disposition, le plus souvent, du pouvoir exécutif, qui a ainsi un appareil de remplacement toujours prêt à fonctionner. Cependant, cette organisation militaire parallèle est permanente; elle acquiert de ce fait certains traits d’indépendance et peut ne pas être, dans telles ou telles circonstances, un simple instrument du pouvoir exécutif.

Toutefois, elle est pratiquement plus apte à servir d’agent du pouvoir politique que l’appareil de justice ordinaire lorsque celui-ci intervient en matière politique.

Juridictions de droit commun

Les juridictions de droit commun sont souvent compétentes pour sanctionner des infractions de caractère politique. Dans la mesure où elles constituent un «troisième pouvoir», «séparé» des pouvoirs exécutif et législatif, elles sont censées présenter des caractères «objectifs» particulièrement protecteurs des droits de l’homme. En réalité, la fonction juridictionnelle n’est généralement qu’une des fonctions du pouvoir exécutif. «Il n’y a pas de différence appréciable entre une décision exécutoire administrative et une décision juridictionnelle, souligne Maurice Hauriou. Des deux côtés, c’est une décision particulière intervenant sur une question litigieuse pour discerner et déclarer le droit, avec effet exécutoire.» L’autorité judiciaire n’est pas l’égale du législatif et de l’exécutif et ne se situe pas à la même hauteur dans l’échelle des structures institutionnelles.

L’indépendance de la justice n’est qu’une prérogative octroyée. Par là même, les règles de recrutement, d’avancement, comme celles aménageant le principe de l’inamovibilité des magistrats, n’assurent qu’une indépendance relative à la justice de droit commun.

Les principes de souveraineté nationale ou populaire tendent à faire adopter le système de l’élection des juges: la faculté de juger «au nom du peuple ou de la nation» semble ne pouvoir prétendre à la légitimité que dans la mesure où elle trouve sa source dans une volonté populaire. Ce mode de recrutement est particulièrement en harmonie avec une «démocratie référendaire» où le peuple est considéré comme assez majeur pour prendre directement parti sur les grands problèmes posés par la vie de la nation. En réalité, la nomination par le pouvoir exécutif est le mode de recrutement le plus fréquent dans les démocraties classiques; il permet de maintenir sans difficulté l’unité politique des divers pouvoirs de l’État, tout en déliant la justice des fluctuations politiques de faible amplitude.

Quant à l’impossibilité de destituer, suspendre ou déplacer, ou de mettre à la retraite prématurément les magistrats, elle est souvent confondue avec l’indépendance de la justice. En réalité, le principe de l’inamovibilité ne s’applique ni à tous les magistrats (parquets, par exemple), ni durant les périodes exceptionnelles: lors de l’installation de chaque nouveau régime, ou en période de crise, le pouvoir politique tend à renouveler la composition des juridictions. Tous les États font périodiquement, et à un rythme qui ne se ralentit pas, l’expérience d’épurations qui ne se différencient que par leur caractère, officiel et direct ou discret et indirect, et leur importance, massive ou réduite. Par ailleurs, c’est le degré d’indépendance de l’organe chargé de faire respecter le principe d’inamovibilité qui détermine le degré d’efficacité de ce principe: cette efficacité est réduite si le garde des Sceaux est, en réalité, le seul garant de l’application du principe, toujours susceptible d’interprétations. Enfin, si les juges sont censés n’avoir rien à craindre du pouvoir politique, la stabilité de la fonction n’empêche pas qu’ils aient tout à en attendre et à en espérer. Si l’avancement des juges dépend du pouvoir exécutif, ce fait limite leur indépendance réelle: il risque de faire apparaître deux magistratures, l’une de «bénéficiaires», l’autre de «desservants». Ainsi le juge est conduit à regarder du côté du parquet, de la juridiction d’appel, et vers le ministère; aucune liaison, en revanche, n’est prévue avec ses justiciables qui sont sa raison d’être.

Cette relative dépendance organique de la justice prend une dimension particulière lorsqu’elle est chargée de sanctionner des infractions de caractère politique. Sans se manifester comme un simple objet du pouvoir au service d’une politique, la justice de droit commun apparaît comme une autorité «métapolitique». Les magistrats «s’ajustent», en général, sur l’évolution du pouvoir politique. Mais cette adaptation est lente et le déphasage entre les autorités politiques établies et la justice est une constante. Le renouvellement du personnel judiciaire est, en effet, plus lent que celui du personnel politique; de plus, dans les démocraties classiques, la justice se considère, dans une certaine mesure, comme la gardienne de «principes généraux», de valeurs stables, «atemporelles», qui rendent relatifs les «renouvellements» politiques et l’établissement des «ordres nouveaux», et limitent ainsi le pouvoir politique qui a besoin de trouver à tout instant une correspondance absolue entre sa volonté immédiate et la règle de droit.

Ainsi s’explique l’attitude contradictoire de la justice intervenant en matière politique. Lorsqu’elle est saisie de poursuites visant des opposants qui tendent à remettre en cause les fondements économiques et sociaux du régime, elle semble, le plus souvent, statuer comme un authentique agent du pouvoir politique dont elle émane; lorsqu’elle doit résoudre des contradictions non antagonistes et secondaires, lorsqu’elle doit juger des adversaires politiques momentanés qui se trouvent seulement en désaccord formel et temporaire avec le pouvoir, la jurisprudence démontre que la justice est loin de constituer un instrument du pouvoir politique. Cependant, cette volonté constante du pouvoir politique d’utiliser toutes les juridictions afin d’atteindre des objectifs propres, ne peut conduire à négliger le fait qu’il existe aussi une justice politique visant à freiner le pouvoir.

2. Double fonction de la justice politique

L’histoire montre que la justice politique assure deux fonctions distinctes et même contradictoires.

L’apparition des principes démocratiques, surtout à partir du XVIIIe siècle, a donné à la justice une fonction officielle de «contre-pouvoir»: son fondement réside dans la volonté de rendre les gouvernants responsables de leurs actes. Simultanément, dans le cadre de tous les régimes, quels qu’ils soient, la justice a conservé une fonction tendant à établir, à affermir ou à sauver l’autorité du pouvoir politique.

Justice politique, «contre-pouvoir»

La procédure spéciale qui permet de mettre en accusation les titulaires du pouvoir exécutif constitue la défense suprême de la souveraineté nationale ou populaire. Sa raison d’être est la même que celle qui fonde toutes les répressions pénales ordinaires: un crime a été commis qui présente un danger pour la société et qui doit être sanctionné. Cette nécessité pratique explique que la responsabilité pénale soit apparue historiquement avant la responsabilité politique, mais elle explique aussi que la procédure de mise en jeu de cette responsabilité ait pris un caractère propre distinct du droit commun. Le crime commis est particulièrement grave parce qu’il est le fait de personnes dotées de grands pouvoirs: le corps social tout entier peut être mis en cause.

La répression efficace de ces crimes exige une justice affranchie de l’influence des justiciables; elle doit avoir un caractère national, pour échapper aux pressions locales ou minoritaires, et solennel, pour acquérir une fonction exemplaire.

La plupart des démocraties classiques mettent en œuvre une procédure exorbitante du droit commun qui remet en cause le principe de l’égalité formelle de tous devant la loi, mais qui applique le principe aristotélicien de justice distributive: les charges doivent être réparties proportionnellement aux moyens de puissance.

Cette procédure spéciale de répression se fonde aussi sur l’insuffisance des autres moyens de contrôle du pouvoir exécutif. La responsabilité politique des ministres devant le pouvoir législatif n’a qu’un caractère limité et temporaire; même dans les régimes où sévit l’instabilité ministérielle, la responsabilité politique favorise plus une rotation du personnel politique qu’un véritable renouvellement. Chaque démission politique équivaut à une sorte d’absolution générale pour tous les actes antérieurs. Ainsi, les membres du pouvoir exécutif bénéficient d’une reconnaissance quasi officielle du droit à l’erreur politique, dont les conséquences sont en général infiniment plus lourdes que certaines infractions plus rigoureusement sanctionnées. De la sorte, la responsabilité «pénale» des membres de l’exécutif est en partie de nature politique; cela est particulièrement net pour le chef de l’État. Il est souvent prévu une mise en accusation des chefs d’État en cas de «haute trahison», mais cette notion n’est généralement pas définie. Elle est laissée à la libre interprétation de la juridiction compétente ou du pouvoir législatif chargé de la mise en accusation: une action contraire à la Constitution ou aux intérêts supérieurs du pays pourrait ainsi faire jouer la responsabilité présidentielle. Le crime de haute trahison est donc, en fait, une notion essentiellement politique. En revanche, les procédures de mise en accusation et de jugement tendent à se normaliser pour s’identifier aux procédures pénales de droit commun. Bénéficiant du courant antiparlementaire dans la plupart des démocraties classiques, la force judiciaire pénètre dans les tribunaux politiques les plus éloignés des tribunaux judiciaires et s’étend à tous les stades de l’instruction, sinon du jugement lui-même.

L’instruction tend à être assurée par des magistrats et non plus par des hommes politiques; l’exemple de la juridictionnalisation des commissions d’instruction près des Hautes Cours françaises de 1875 à 1958 est éloquent entre tous. De plus, ces commissions sont progressivement soumises aux règles de droit commun en vigueur dans l’État considéré. Tout élément politique tend à être exclu des ministères publics et les procédures d’audience s’inspirent de plus en plus des principes s’imposant aux tribunaux répressifs ordinaires. Les droits de la défense, notamment, s’élargissent et ne se distinguent plus des garanties accordées aux justiciables ordinaires. Les Hautes Cours ne peuvent plus, sauf exception, prononcer que des peines prévues dans les codes et perdent leur caractère primitivement souverain.

Cette normalisation qui s’est ainsi développée semble résulter du fait qu’aucun intérêt réel n’entend freiner la progression du droit dans ces secteurs. La poussée du légalisme tend à l’emporter dans les zones de moindre résistance: les dispositions concernant la responsabilité pénale des membres de l’exécutif sont considérées comme secondaires au sein des systèmes juridiques des démocraties classiques. Cette hypothèse d’explication se confirme par le fait que la normalisation atteint plus rarement la justice politique chargée de réprimer les oppositions se manifestant à l’égard du pouvoir. Ainsi la Cour de sûreté de l’État créée en France après la guerre d’Algérie n’a-t-elle été supprimée qu’en 1981. La résistance à la normalisation est en effet beaucoup plus grande dans les secteurs qui renforcent l’autorité du pouvoir exécutif que dans ceux qui la limitent.

Justice politique, agent du pouvoir

Dans la période contemporaine, les caractères spécifiques de la justice politique, dont la fonction est de renforcer le pouvoir, se maintiennent et tendent parfois à se développer. Cette évolution se manifeste notamment au niveau de la notion d’infraction politique et de la procédure permettant de la sanctionner.

La distinction entre délit politique et délit de droit commun ne se justifie que dans la mesure où l’on veut attribuer à ce premier type de délit un régime privilégié ou un régime de rigueur différent du régime de droit commun. Cette différenciation semble liée à une conjoncture historique déterminée durant laquelle l’État n’avait qu’une fonction très limitée. La tendance contemporaine est plutôt de dissocier les infractions particulièrement dangereuses pour l’État et la société de celles qui ne le sont pas. Un délit économique, par exemple, peut avoir de plus grandes conséquences sociales qu’un acte de propagande subversive, un délit électoral ou quelque délit «politique» au sens traditionnel du terme.

On assiste, dans diverses législations, à l’intégration des atteintes contre la sûreté intérieure de l’État dans le droit commun. Les faits délictueux qui sont dirigés contre les fondements sociaux et économiques de l’État et de l’ordre politique établi sont souvent assimilés à des actes nihilistes visant la destruction de toute société. De même les infractions lésant simultanément des intérêts privés et l’ordre politique ont tendance à être réputées de droit commun. L’intention politique des auteurs n’est pas un élément décisif.

D’autre part, une assimilation entre la sûreté extérieure et la sûreté intérieure de l’État se développe. La formule particulièrement souple de «démoralisation de l’armée» et, plus généralement, les «actes de nature à nuire à la défense nationale», par exemple, qui se retrouvent dans diverses législations, permettent, en fait, de réprimer avec plus de facilité l’action politique, à des fins essentiellement internes. Quant au régime privilégié dont bénéficiaient dans une certaine mesure les auteurs d’infractions politiques dans quelques États européens, il tend à se dégrader pour ne plus appartenir qu’aux souvenirs juridiques d’une vie politique aux antagonismes atténués. Les pratiques suivies durant la Seconde Guerre mondiale, les guerres de décolonisation et l’accentuation des conflits sociaux expliquent cette dégradation. Ces mêmes facteurs sont à l’origine du maintien et, dans certains cas, du renforcement des procédures exorbitantes de droit commun.

La procédure criminelle ordinaire comporte une réglementation complexe, une succession d’actes multiples qui en ralentissent la marche pour le profit de l’accusé et une publicité qui permet un contrôle de l’opinion; or, en matière politique, le pouvoir a besoin, au contraire, d’une procédure essentiellement rapide, limitant le formalisme et les droits de la défense, notamment au niveau de l’instruction.

Ces exigences se manifestent à des degrés divers à l’occasion de tous les procès politiques.

Certains, dont les justiciables sont le plus souvent des personnalités marquantes, ont pour objet d’agir sur l’opinion. Il s’agit de prononcer une condamnation exemplaire d’un ordre politique au nom d’un autre (procès de «régime» visant à déconsidérer l’ancien régime afin de valoriser celui qui lui a succédé), de condamner une idéologie politique (procès tendant le plus souvent à assimiler une doctrine menaçant l’ordre établi à des conceptions d’origine étrangère et antinationales), ou encore de mettre en accusation une attitude politique inopportune (procès visant à réprimer un «échantillon» représentatif d’une position politique sur telle ou telle question particulière). La procédure est encore plus distante du droit commun lorsque les procès politiques visent essentiellement à l’élimination des opposants.

L’objectif strictement quantitatif de la justice politique est alors de maintenir les rapports de force entre le pouvoir établi et ses adversaires. Ainsi, ces procès se caractérisent le plus souvent par les huis-clos. Il s’agit de limiter leur retentissement dans la communauté nationale ou internationale. La justice politique peut ainsi, par exemple, s’attaquer à ceux qui revendiquent une autre structure sociale et économique (procès de «classe», visant davantage une catégorie sociale tout entière que des individus déterminés), ou à ceux mettant profondément en cause l’intégrité nationale (procès «coloniaux», visant la neutralisation des nationalistes qui remettent en cause la conception nationale de la métropole).

3. Portée de la justice politique

La justice politique, qu’elle freine le pouvoir ou qu’elle le renforce, a une efficacité limitée à moyen comme à long terme. Si «une importante partie de l’histoire se déroule à la barre des tribunaux», et si aucune phase décisive de l’évolution des sociétés n’évite la multiplication des procès politiques, la portée des jugements politiques rendus par les diverses juridictions n’a le plus souvent que des incidences historiques secondaires.

L’absence d’effectivité de la justice politique, «contre-pouvoir»

«Les ministres sont souvent dénoncés, accusés quelques fois, punis presque jamais...» constatait déjà Benjamin Constant. Dans la période contemporaine, les Hautes Cours chargées de sanctionner la responsabilité pénale des titulaires du pouvoir gouvernemental ne sont pratiquement jamais saisies, et certains considèrent cette justice politique comme tombée en désuétude.

En effet, la représentation nationale, chargée généralement de mettre en cause les ministres ou les chefs d’État, hésite à sanctionner les membres du pouvoir. Les propositions de mise en accusation, provenant le plus souvent d’une opposition minoritaire, n’aboutissent pas; lorsque la juridiction compétente parvient à être saisie, les accusations sont en général rejetées. Si, par exception, des condamnations sont prononcées, elles sont très faibles. Dans l’histoire politique de la France, par exemple, seuls les ministres Louis-Jean Malvy, en 1918, et Raoul Péret, en 1931, ont été jugés par la Cour de justice sous la IIIe République. Encore faut-il préciser que ces deux affaires constituent des cas très particuliers et que l’unique condamnation prononcée a eu de faibles conséquences, même pour l’intéressé: c’est ainsi que Malvy a été réélu député en 1924 et choisi par Aristide Briand, en 1926, comme ministre des Finances.

La justice politique ne joue donc pas effectivement son rôle de contre-pouvoir freinant les abus éventuels de l’exécutif.

Les constituants, qui entendent bénéficier du pouvoir qu’ils ont établi, ont tendance à considérer comme formelles les dispositions concernant la responsabilité pénale des ministres et du chef de l’État; de plus, le renforcement de l’exécutif au détriment du législatif dans la quasi-totalité des démocraties classiques tend à réduire encore les éventuelles velléités parlementaires de mise en accusation; enfin, la crainte de porter atteinte à l’ordre, au sens le plus général, anihile la volonté de traduire des hommes d’État devant une Cour de justice: les ministres accusés appartiennent, pour l’opinion, à la catégorie relativement homogène des «détenteurs du pouvoir»; toute condamnation représente une autodestruction nuisible à l’activité du pouvoir quel qu’il soit. «L’oubli», au contraire, renforce encore l’élément sacré et mythique qui auréole tout pouvoir d’État. À propos de l’affaire A. de Broglie, un membre de la Chambre des députés de la IIIe République, en 1879, exprime ce phénomène en s’adressant à l’ensemble des parlementaires français: «Ce que la France attend de vous, ce n’est pas d’être agitée, même par une œuvre de justice, c’est d’être gouvernée.»

L’efficacité relative de la justice politique, agent du pouvoir

Il semble que chaque régime, au-delà de sa finalité propre, chaque gouvernement, situés dans un contexte équivalent et aux prises avec des difficultés analogues, réagissent à l’aide de méthodes identiques, au détriment des droits de la défense et des libertés individuelles. Cette pratique commune ne semble pourtant pas toujours se justifier: l’efficacité de la justice politique, agent du pouvoir, n’est pas sans limite. Elle atteint dans une certaine mesure ses objectifs dans une perspective à court terme, alors que sa fonction est très réduite dans une perspective à plus long terme.

Dans la période qui suit immédiatement la consommation des infractions politiques, la traduction des délinquants devant la justice politique produit des effets positifs pour le pouvoir et négatifs pour l’opposition.

Sur le plan quantitatif, l’élimination, même temporaire, d’un certain nombre de cadres politiques ou de simples militants est source d’affaiblissement pour un mouvement d’opposition. Elle peut arrêter une vague de manifestations, de grèves ou provoquer un échec électoral, par exemple. La répression juridictionnelle, cependant, ne peut avoir qu’une fonction d’auxiliaire de la répression administrative et militaire.

Sur le plan qualitatif, la justice politique est néanmoins irremplaçable à court terme. Une condamnation par une juridiction présente un caractère plus solennel qu’une simple décision gouvernementale. Le relais juridictionnel s’apparente à une intervention extérieure au conflit en cours. De surcroît, la condamnation prononcée par un tribunal, quel qu’il soit, permet, au niveau d’une large partie de l’opinion peu élaborée, l’assimilation temporaire, mais réelle, de l’auteur d’une infraction politique au criminel de droit commun. Par cette voie, le pouvoir obtient la déconsidération de l’adversaire.

Cependant, tous les efforts obtenus à court terme tendent à s’effacer avec le temps.

«Combien dure la perpétuité en ce moment?» demandait un condamné au siècle dernier. La question exprime toute la relativité et toute la faiblesse de la justice politique. L’écart est grand entre le prononcé d’une condamnation politique et son exécution effective; de plus, une même infraction jugée par la même juridiction n’est pas sanctionnée de manière analogue à des époques différentes: la jurisprudence de tous les tribunaux d’Europe occidentale en matière de collaboration avec l’Allemagne nazie a, par exemple, subi une profonde évolution au fil des années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, l’examen des fonctions de la justice politique dans une perspective historique à long terme fait apparaître son inefficacité presque complète.

Sur le plan quantitatif, les épurations ont un rôle historique réduit. Pour prendre le seul exemple de la France contemporaine, la répression du courant traditionaliste sous la IIIe République ne l’a pas empêché de resurgir, sous des formes nouvelles, avec l’État français; les persécutions anticommunistes de la fin de la IIIe République puis du gouvernement de Vichy n’ont pas réduit les forces du mouvement marxiste mais l’ont stimulé dans son influence et dans son dynamisme, notamment sous la IVe République; l’élimination des militants nationalistes n’a pas empêché l’évolution et la mutation du système colonial: parfois la prison est l’école du pouvoir.

En ce qui concerne le plan qualitatif, les procès politiques peuvent parfois atteindre le résultat opposé à celui désiré par le pouvoir. En effet, «si le procès des vivants, c’est la justice, le procès des morts, c’est l’histoire».

L’affaire Dreyfus est ainsi devenue le procès de l’armée et de l’antisémitisme; la condamnation de De Gaulle par un tribunal militaire de l’État français l’a consacré aux yeux de l’opinion comme chef de la France libre et de la Résistance; les condamnations des antistaliniens dans les États socialistes ont constitué par la suite les éléments décisifs du procès du stalinisme. À long terme, les condamnations les plus lourdes peuvent auréoler et grandir les condamnés; Anatole France disait déjà: «Un homme qui n’a pas été condamné, tout au moins à la prison, honore médiocrement sa patrie.»

Cette incapacité de la justice politique ne semble pourtant pas devoir détourner le pouvoir de son organisation et de son utilisation. La marche des civilisations met au jour, sans cesse, de nouvelles contradictions: la tendance constante du pouvoir politique est de répondre non par leur dépassement mais par leur négation.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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